Nous savons depuis Luther que Dieu ne récompense pas les mérites des justes. La thèse qui est défendue dans cette recherche est qu’ il ne punit pas non plus les fautes des injustes, ni dans ce monde, ni dans l’au-delà. Donc, au regard de notre conception rétributive de la justice, DIEU EST DOUBLEMENT INJUSTE. Si tel est le cas, deux questions se posent : pourquoi Dieu n’applique-t-il pas notre justice rétributive ? Et quelle est donc cette justice que la justice divine ?
La raison pour laquelle la justice de Dieu n’est pas rétributive est qu’elle consiste à amener l'humain dans une patiente démarche éducative à se protéger du malheur de la mort et à trouver le chemin du bonheur de la vie. Ce que Genèse 4 nous révèle, c’est que l’humain est dans l’incapacité d’affronter son péché, qui est sa propre violence et qui le menace d’autodestruction, dans laquelle il s’enferme en l’attribuant à un faux-Dieu, le garant de l’ordre du monde. C’est cette idolâtrie d’une loi divine de justice rétributive que Paul dénonce dans l’épitre aux Romains. Non seulement la justice divine ne punit pas l’humain mais elle le délivre par la grâce de l’élection lorsqu’il fait humblement appel à elle, afin qu’il puisse porter cette promesse de délivrance et de bonheur à toute l’humanité. Le jugement personnel post-mortem de l’humain vise à faire la vérité sur sa vie pour lui laisser la pleine liberté de se laisser réconcilier dans une démarche restaurative d’empathie ou de s’enfermer dans une solitude égotique. Le jugement final est un agir divin puissant de spiritualisation de l’ensemble de la création dont la résurrection du Christ constitue la préfiguration. Il constitue la vengeance de Dieu, couvrant de honte tous ses ennemis en supprimant leur pouvoir de nuisance, mais sans les anéantir, et en leur laissant une ultime et perpétuelle liberté de se laisser restaurer par le feu divin.
Si donc la justice de Dieu n’est pas rétributive, comment la penser ? C’est Thomas d’Aquin qui nous donne la solution en reprenant d’Aristote, « cette autre forme de justice, la justice distributive » dans la question 21 de la prima pars de la Somme théologique. La justice divine distributive a pour but d’assurer à toutes les créatures une égale dignité de nature leur permettant de développer leur propre créativité relationnelle, indépendamment de tout mérite ou démérite ; l’humain qui est appelé à participer à ce projet, dispose pour cela d’une infinie dignité. C’est dans cet esprit de justice que Jésus incite ses disciples à agir, conformément à l’idéal de Dieu-Père : « Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait » car « Il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5, 48 et 45). La miséricorde peut se penser, poursuit Thomas, comme « une plénitude de justice ». Elle vise à rétablir la justice divine distributive, lorsque celle-ci est bafouée. Elle peut se penser comme le fruit d’une initiative divine en réponse à l’humilité d’une prière plus ou moins explicite : celle de l’humain privé de dignité par l’oppression d’une épreuve existentielle. Elle l’amène à faire l’expérience d’une grâce abondante qui, tout en faisant la vérité sur son humble condition de créature, le rétablit dans sa dignité comme dans sa liberté, et le conduit à la conversion par la libre adoption en retour des principes de vérité, de dignité, de gratuité et de liberté qui la fondent.