L'action d'Esther, les risques qu'elle court, l'exploit qu'elle réalise en contribuant à sauver son peuple en fait logiquement une héroïne majeure du judaïsme. Elle surpasse largement par l'usage qu'elle fait de son charme féminin, de la ruse et de l'intelligence, tant les prestigieuses reines perses si souvent décrites dans la littérature grecque que la plupart des héroïnes féminines décrites dans la Bible hébraïque. Dans la littérature grecque, on connaît la belle Aspasie qui parvient à charmer Cyrus le jeune, plus que trois autres concubines , l'épouse royale Phaidimé qui à la demande de son père prend le risque de vérifier l'impos-ture du Mage qui se faisait passer pour Cambyse et les reines comme Parysatis qui manipulent astucieusement leurs époux au banquet. Si ces souveraines présentent des similitudes avec Esther, cette dernière les dé-passe dans une sorte de surabondance et d'accumulation de toutes les com-pétences qui leur sont d'habitude associées, un peu comme les héros royaux grecs dépassent en qualités les rois historiques. Dans la littérature biblique, on connaît, certes, plusieurs femmes excep-tionnelles agissant de manière autonome et allant jusqu'à défier le pouvoir des hommes, on pense notamment à Ruth, à Tamar (Gn 38) et à d'autres . Cependant les textes bibliques confinent ces femmes à un rôle maternel et conjugal ou les subordonnent à des figures masculines. Les exploits de ces femmes concernent essentiellement leurs destins personnels, leurs places sociales ainsi que celles de leurs descendances, ce qui est très différent tant du cas d'Esther que de celui des grandes figures héroïques classiques. La seule figure vraiment comparable à Esther, reste Judith qui elle aussi sauve son peuple par une action d'éclat autonome et imprévisible. Or, comme Esther, les exploits de cette héroïne féminine juive sont dé-crits dans un livre datant de l'époque hellénistique. On peut donc supposer que c'est à l'époque hellénistique qu'apparaît au sein du judaïsme, l'idée d'une forme d'héroïsme féminin, comparable à l'héroïsme masculin. Le développement d'une telle idée peut s'expliquer par deux facteurs. Le premier tient à l'évolution de la place de la femme dans les sociétés urbaines hellénistiques et l'apparition d'une certaine forme d'émancipation ou du moins d'autonomisation de la femme comme sujet, notamment en matière de droit familial . Le fait que le judaïsme producteur de ces textes se trouvait dans une po-sition de minorité, voire de faiblesse, a été interprété comme un deuxième facteur pouvant expliquer qu'une femme puisse incarner la figure idéalisée du héros juif. Ainsi, le livre d'Esther pourrait avoir cherché à inviter ses lecteurs à utiliser des moyens comparables à ceux de femmes qui, bien qu'occupant une place plus faible que les hommes dans la société, parvien-nent néanmoins, en utilisant des moyens comme la ruse, l'astuce, mais aussi le charme et le courage, à défendre et promouvoir leur identité. Dès lors, ce n'est sans doute pas sans raison que Sidnie Ann White parle d'Esther comme modèle pour la diaspora