La domination est au cœur de la problématique anarchiste qui repose sur son antonyme : la liberté. Celle-ci est vue non pas comme la licence, l'anomie ni même le laisser-aller individuel, mais comme une composante à la fois personnelle et sociale. Avec la question de ses limites, de son extension, de sa traduction concrète en rapport social comme en rapport spatial, elle renvoie à la géographie (ressources, finitude, organisation du territoire). Il n'est donc pas surprenant qu'après la première vague des théoriciens anarchistes, davantage concernés par l'économie, la sociologie ou la politologie (Godwin, Déjacque, Proudhon, Bakounine…), la deuxième vague, à partir des années 1880, comporte en son sein des géographes. Non seulement les plus connus, comme Élisée Reclus (1830-1905) et Pierre Kropotkine (1842-1921), mais aussi Léon Metchnikoff (1838-1888), Michel Dragomanov (1841-1895) ou Charles Perron (1837-1909). Ces géographes signent certes leurs textes de leur nom, mais ils fonctionnent aussi en concertation et en réseau, mettant leurs connaissances et leurs réflexions au service de tous. Leur travail scientifique et politique est séparé formellement, mais il évolue en parallèle. Un bon exemple en est donné par la revue internationaliste Le Travailleur, qui a le même comité de rédaction que la Nouvelle Géographie Universelle (NGU) de Reclus. Ce journal, réalisé entre 1877 et 1878 à Genève dans l'imprimerie des exilés russes Rabotnik, est dirigé par Reclus et Perron, ses collaborateurs étant Léon Metchnikoff, Michel Dragomanov et Gustave Lefrançais (1826-1901). Il aborde des questions d'actualité qui trouvent un écho ponctuel dans la NGU. Les études de Metchnikoff sur le Japon y suggèrent pour la première fois, dans le milieu des géographes anarchistes, l'idée du redimensionnement de l'Europe face au scénario émergent de l'Asie. L'analyse originale que les géographes anarchistes font des rapports spatiaux de domination qui s'instaurent au cours de la seconde moitié du XIXe siècle – dont nous ne prendrons que quelques exemples – se confrontent à deux nouvelles théories qui bouleversent plus le temps que l'espace : le darwinisme et le marxisme. Car l'un remet en cause l'idée de la création, en théorisant l'évolution, et l'autre postule une succession de modes de production ainsi qu'une téléologie historique.